Venu en voisin assister à la cérémonie des SPORTEL Awards, l’ex-pilote Williams livre son analyse sur la saison 2020 de Formule 1 et pousse la catégorie reine à se réinventer.
Il aurait pu être ingénieur. Il a préféré embrasser une carrière de pilote. Tombé dans le baquet d’une machine de course à sa majorité, Thierry Boutsen n’a jamais eu à regretter un choix qui lui aura permis de s’imposer comme l’un des plus beaux coups de volant du plat pays. Successeur tout désigné du mythe Jacky Ickx en Belgique, le grand blond au regard clair n’a, à l’instar de son illustre compatriote, jamais pu coiffer la couronne suprême lors de ses onze années passées au sommet du sport automobile. Longtemps desservi par des monoplaces indignes de son talent, le Bruxellois est tout de même parvenu à inscrire à trois reprises son nom en grandes lettres dans les annales de la Formule 1 en faisant triompher un binôme Williams-Renault qui allait, aux mains de Nigel Mansell et d’Alain Prost, littéralement terrasser la concurrence quelques années plus tard. Remercié par l’écurie franco-britannique à l’aube de son outrageuse domination sur la catégorie reine, le Belge a, par la force des choses, dû revoir ses ambitions à la baisse, se contentant de quelques accessits au volant de Ligier ni fiables, ni performantes. Guère mieux loti avec la Jordan pour ce qui restera comme sa dernière saison en Grand Prix, l’homme aux 163 départs en F1 connaîtra une fin de carrière plus fructueuse sur le front de l’Endurance (il décroche trois podiums dans la Sarthe entre 1993 et 1996. Ndlr) avant qu’un terrible accident au Mans ne le contraigne à définitivement raccrocher son casque en 1999. Reconverti avec brio dans le business de vente et de courtage de jets privés depuis une bonne vingtaine d’années, le résident monégasque a, une nouvelle fois, répondu favorablement à l’invitation des organisateurs des SPORTEL Awards. Convié à assister à la traditionnelle cérémonie de remise des prix, le désormais businessman à plein temps saute sur l’occasion pour balayer de son regard d’expert tout l’actualité de la Formule 1 et pour inviter la catégorie reine du sport automobile à complètement revoir son mode de fonctionnement.
Le monde du sport et la société tout entière traversent depuis plusieurs mois une crise sanitaire sans précédent avec l’épidémie du Covid 19. Dans quelle mesure cette pandémie vous a-t-elle affecté sur un plan personnel et sur un plan professionnel avec votre entreprise Boutsen Aviation ?
L’impact a, bien évidemment, été très différent sur le plan du business. On a beaucoup souffert de la situation, car Boutsen Aviation a une activité mondiale. Notre marché ne se limite pas à Monaco ou à l’Europe. On traite dans le monde entier. On a, par exemple, subi le « lockdown » bien qu’avant qu’il ne soit mis en place à Monaco. On travaille beaucoup avec la Chine et ce pays a été confiné dès le mois de décembre. On a donc commencé à perdre nos clients dès la fin d’année dernière. On a perdu des transactions, du business et cela s’est ensuite poursuivi plus tard avec les États-Unis, l’autre partie du monde avec laquelle on collabore le plus.
La perte du marché américain a-t-elle été lourde à encaisser ?
Oui et elle l’est d’autant plus que le « lockdown » n’a toujours pas été levé là-bas. Les frontières avec les États-Unis restent fermées ce qui nous handicape fortement, car on ne peut pas se rendre sur le sol US et les Américains ne peuvent pas non plus venir ici. Cela dit, un certain mouvement a subsisté et ce pour plusieurs raisons. Comme beaucoup d’avions sont arrivés sur le marché, les prix ont automatiquement commencé à baisser. Cette baisse des prix a donc incité les acquéreurs à acheter et ce quel que soit leur position géographique. On a connu une phase très silencieuse et très lente du mois de janvier jusqu’au mois d’août, puis une petite reprise depuis lors. J’espère que l’on va terminer l’année sur une note positive.
Cette saison 2020 restera, à n’en pas douter, dans les annales tant la situation sanitaire aura impacté le bon déroulement des compétitions sportives. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette année Covid ?
Le manque de compétition est la chose qui m’a le plus marqué cette année. Le manque de sport, le report des compétitions, l’absence du public, tout ceci a été très difficile à accepter. Et ce fut, très certainement, encore plus compliqué pour les athlètes. Tout le monde souffre de cette pandémie. La situation actuelle est vraiment regrettable, mais je trouve extraordinaire que l’on ait quand même réussi à organiser des compétitions sportives malgré cette crise sanitaire. Que ce soit du vélo, du football, du rugby ou encore de la Formule 1, les championnats ont repris et j’ai envie de dire bravo !
« L’objectif de Mercedes c’est de devenir champion du monde pilotes et constructeurs. Avec le tandem qui est le leur actuellement, ils le sont chaque année donc pourquoi changer ? Cela n’apporterait rien de positif à l’écurie que Bottas soit meilleur qu’il ne l’est aujourd’hui »
Lewis Hamilton a écrit une nouvelle page d’histoire en remportant sur le circuit de Portimão (Portugal. Ndlr) la 92ème victoire de sa carrière en F1. En effaçant des tablettes le précédent record de Michael Schumacher (91 succès. Ndlr), le Britannique s’est-il pour autant imposé comme le plus grand pilote de tous les temps ?
Je suis tout à fait contre cette idée de plus grand pilote de l’histoire, car cela ne veut absolument rien dire (sourire). Lewis a bien évidemment gagné des courses et des championnats, mais il les a remportés dans des conditions très différentes de celles d’un Fangio, d’un Stewart et de tous ces autres grands champions de leur époque. Il faut comparer ce qui comparable. On ne peut décemment comparer Hamilton qu’à ses rivaux d’aujourd’hui. Et non pas à des pilotes du passé.
En décrochant sa neuvième victoire de la saison il y a deux semaines à Imola (Émilie-Romagne. Ndlr), le sextuple champion du monde a fait un pas décisif vers sa septième couronne mondiale. Avec désormais 85 points d’avance sur son plus sérieux rival au classement (il compte 282 points contre seulement 197 à son coéquipier Bottas. Ndlr), le pilote Mercedes peut tranquillement voir venir d’ici la fin du championnat …
Oui, mais ce n’est pas franchement le genre de la maison (rire). Voir venir, cela n’existe pas pour Hamilton ! Il va essayer de gagner toutes les courses ou tout du moins le maximum de courses pour coiffer le titre de champion du monde avec la plus grande différence possible sur son coéquipier et sur les autres. C’est son caractère qui veut cela. Quand on est un grand champion comme Lewis, on ne peut pas lever le pied. Jamais.
Si l’Anglais a, de nouveau, rendu une copie quasi-parfaite en 2020, il n’en va pas vraiment de même pour son coéquipier chez Mercedes Valtteri Bottas. Comment expliquez-vous le manque significatif de performance du Finlandais en course ?
Il existe, quand même, une petite différence entre les deux. Quand on observe le pilotage de chacun, on se rend compte qu’Hamilton adopte un style beaucoup plus coulé que Bottas. Lewis martyrise nettement moins ses pneus que Valtteri. Or, on a remarqué qu’à chaque fois que les pneus constituaient un point sensible, Bottas souffrait davantage qu’Hamilton. À l’inverse, quand les gommes ne posaient aucun problème, Valtteri réussissait à se mettre au niveau de Lewis et même à le battre parfois. C’est une question de gestion, de style de conduite un petit peu différent dans le cas de Bottas et qui le handicape sur les circuits où les pneus se dégradent plus que d’habitude. Niveau rapidité, je ne crois en revanche pas qu’il y ait beaucoup de différence entre les deux. On est, toutefois, loin de la comparaison Hamilton-Rosberg. À l’époque, les deux pouvaient gagner des courses. Ils étaient aussi forts l’un que l’autre et ils manageaient surtout les courses de la même manière. Bottas est, clairement, un cran inférieur à Hamilton dans ce domaine.
En quatre saisons de cohabitation chez Mercedes, Hamilton et Bottas affichent des statistiques diamétralement opposées. Quand le Finlandais n’a récolté que neuf petits succès et n’a surtout jamais joué le titre, le Britannique a raflé quarante victoires et coiffé trois couronnes mondiales. Une telle disparité de performance doit-elle inciter la firme à l’étoile à rapidement envisager une solution de remplacement à Bottas ?
C’est non seulement une question d’opinion personnelle, mais aussi de gestion de l’écurie. L’objectif de Mercedes c’est de devenir champion du monde pilotes et constructeurs. Avec le tandem qui est le leur actuellement, ils le sont chaque année donc pourquoi changer ? Cela n’apporterait rien de positif à l’écurie que Bottas soit meilleur qu’il ne l’est aujourd’hui. Je crois même que si Valtteri était plus fort, cela n’engendrerait que du négatif car la tension entre les deux pilotes serait sensiblement supérieure à celle que l’on peut observer actuellement. Quand deux pilotes d’une même écurie évoluent très proche l’un de l’autre, ils ont aussi tendance à prendre davantage de risques l’un vis-à-vis de l’autre. Je ne vois donc pas pourquoi Toto Wolff devrait changer quoi que ce soit. Maintenant, si Hamilton arrive en fin de carrière et décide d’arrêter, alors il faudra changer les deux pilotes.
« Ce championnat des pilotes est complètement faussé par la différence qu’il y a entre les voitures. De nos jours, un pilote ne peut plus compenser les faiblesses de son auto par une conduite plus agressive. Ce n’est plus comme avant où le pilote parvenait à faire une petite différence. Aujourd’hui, seule la machine compte »
Outre Lewis Hamilton, l’homme fort de ce championnat se nomme Max Verstappen. Malgré une machine nettement moins performante que la Mercedes, le Néerlandais est le seul à avoir bousculé les champions du monde cette saison. Clairement, le pilote Red Bull a pris une nouvelle dimension en 2020 …
Assurément. Verstappen a acquis beaucoup de maturité cette saison. Il gère, désormais, ses courses d’une superbe manière. Max est, indubitablement, l’un des pilotes du futur. Dès que les Mercedes laisseront un peu de place aux autres, il sera là. Je n’oublie pas non plus Charles Leclerc, car lui aussi possède les capacités pour jouer aux avant-postes. Il est, peut-être, même meilleur que Verstappen. Charles ne dispose, hélas, pas de la bonne voiture pour le moment donc il ne peut pas prouver ce dont il est capable. C’est d’ailleurs quelque chose que je regrette beaucoup aujourd’hui. Les voitures dominent nettement plus que les pilotes. Sauf ennui technique ou circonstances exceptionnelles, Mercedes gagne pratiquement toutes les courses. Si on mettait un Verstappen dans la Mercedes, il gagnerait tous les Grand Prix à la manière d’un Hamilton. Même chose pour Leclerc. Ce championnat des pilotes est complètement faussé par la différence qu’il y a entre les voitures. De nos jours, un pilote ne peut plus compenser les faiblesses de son auto par une conduite plus agressive. Ce n’est plus comme avant où le pilote parvenait à faire une petite différence. Aujourd’hui, seule la machine compte.
Hormis son podium du Mugello (il termine troisième derrière Hamilton et Bottas. Ndlr), Alexander Albon n’a absolument rien montré cette saison au volant de la seconde Red Bull. Pourquoi le Thaïlandais a-t-il autant souffert de la comparaison avec Verstappen ?
Ricciardo excepté, personne n’a été aussi vite que Verstappen. Le problème se situe là à mon avis. Verstappen est un pilote à part. Si on mettait un Ocon ou un Gasly dans une Mercedes, je suis à peu près certain qu’Hamilton ferait une aussi grosse différence que Verstappen. Pour en revenir au cas Albon, j’ignore quelle est l’explication. Les pilotes subissent beaucoup de pression psychologique. Parvient-il à la gérer comme il le faut ? Seul Alexander connaît la réponse à cette question. C’est tout un ensemble de choses que l’on ne peut pas juger de l’extérieur. Maintenant, seuls les résultats comptent en compétition et ils ne sont clairement pas favorables à Albon.
L’an dernier Pierre Gasly avait, lui aussi, vécu un enfer aux côtés de Verstappen. N’est-ce pas la preuve d’un dysfonctionnement interne dans le management de l’écurie autrichienne ?
La situation chez Red Bull est effectivement très bizarre. Elle est presque inexplicable. J’ignore même si les gens de Red Bull sauraient réellement l’expliquer. Je ne vois sincèrement pas pourquoi une écurie comme Red Bull devrait sacrifier un pilote pour favoriser l’autre. Je reste convaincu que les deux pilotes disposent du même matériel et du même niveau d’« engineering ». Il n’y a pas de raison qu’une voiture aille plus vite que l’autre. Je crois, en revanche, que ce gros différentiel de performance trouve sa source dans le pilotage et dans la gestion de la course. La mise au point de la voiture et son exploitation en piste sont, peut-être, d’autres explications plausibles à avancer.
Chez Ferrari, le contraste est tout aussi saisissant entre un Charles Leclerc rayonnant et un Sebastian Vettel triste à souhait. L’écurie transalpine ne pécherait-elle pas, elle aussi, par un excès de favoritisme envers le Monégasque ?
Je ne le pense pas. Depuis l’arrivée de Leclerc chez Ferrari (en 2019. Ndlr), Vettel n’a pour ainsi dire pratiquement jamais été plus vite que Charles en essais ou en course. Sauf circonstances particulières, Leclerc a toujours devancé Vettel et avec une grosse marge qui plus est. Dès sa première course en rouge, Charles s’est montré plus rapide que Sebastian. Vettel est, très certainement, affecté moralement. Chaque Grand Prix il se prend une claque dans la figure ! À un moment donné, on ne parvient plus à le gérer. Le mal est, peut-être, encore plus profond aujourd’hui qu’il ne l’était en début de saison ou encore l’an dernier. Vettel a perdu son agressivité en piste et a développé une autre forme d’agressivité en dehors du baquet. Il est davantage dans l’auto-défense. Il critique son coéquipier, il critique son écurie, il critique un peu tout le monde. Cela dénote un vrai manque de maîtrise de soi.
« Sebastian a échoué (chez Ferrari). Il a laissé échapper deux titres à sa portée par la faute de grossières erreurs qu’il n’aurait sans doute jamais commis du temps de Red Bull. Vettel n’était, peut-être, tout simplement pas fait pour ce genre d’écurie. Il n’a pas réussi à gérer la situation »
Malgré un moteur anémique et une Ferrari ratée, Leclerc a réussi plusieurs coups d’éclats cette saison en Autriche (2ème. Ndlr), en Grande-Bretagne (3ème. Ndlr) ou encore au Portugal (4ème. Ndlr) dernièrement. N’avez-vous toutefois pas le sentiment que le Monégasque porte Ferrari à bout de bras ?
Complètement. Charles est le sauveur de Ferrari ! Si l’équipe était composée de deux Vettel, elle serait pratiquement dernière à toutes les courses. Leclerc réalise du très bon travail. Je lui tire mon chapeau. Charles est très motivé, il ne baisse pas les bras et ne se laisse surtout pas influencer par qui ou quoi ce soit. Ni les médias, ni la pression de l’écurie ne parviennent à le troubler. Il a la tête dure et il fonce. Bravo à lui !
Leclerc vit sa première expérience vraiment difficile depuis son arrivée en Formule 1 il y a de cela trois ans maintenant. Ferrari ne risque-t-elle pas de brûler les ailes de son petit prodige si d’aventure cette mauvaise passe venait à se prolonger dans le temps ?
Si Charles en était à une étape de vie ou de carrière similaire à celle de Vettel, je répondrais probablement oui. Mais à l’heure actuelle, il est encore tout jeune. Il n’a donc qu’à attendre que ça revienne. À votre place, je ne m’inquiéterais pas trop pour lui (sourire). Leclerc a prouvé de quel bois il était fait.
Après six saisons passées à Maranello, Vettel quittera Ferrari à la fin du championnat pour rejoindre les rangs d’Aston Martin. Peut-on qualifier son aventure en rouge d’échec ?
Absolument. Vettel a beaucoup changé depuis son arrivée chez Ferrari. Quand il pilotait pour Red Bull, il ne commettait pratiquement pas la moindre erreur. Il ne sortait pas de la piste, il ne cassait pas la voiture et surtout il était toujours là où il fallait être. Sebastian n’a, hélas, pas pu répéter ça chez Ferrari. Est-ce dû à la pression ? Au poids de Ferrari ? Je l’ignore. Chez Red Bull, Vettel était le roi dans une petite équipe. Chez Ferrari, il était le petit poisson dans les entrailles d’un monstre. A-t-il eu du mal à gérer tout cela ? Encore une fois, je ne saurais répondre à cette question, mais toujours est-il que Sebastian a échoué. Il a laissé échapper deux titres à sa portée par la faute de grossières erreurs qu’il n’aurait sans doute jamais commis du temps de Red Bull. Vettel n’était, peut-être, tout simplement pas fait pour ce genre d’écurie. Il n’a pas réussi à gérer la situation. Les choses iront, peut-être, beaucoup mieux pour lui l’an prochain. On verra bien.
Croyez-vous réellement en un rebond de Vettel l’an prochain chez Aston Martin ?
Je l’espère sincèrement pour lui. Vettel a déjà quelques années de F1 derrière lui. Il sait comment ça marche. Il possède l’expérience nécessaire pour rebondir, mais en a-t-il encore la force ? Psychologiquement, on peut être atteint à n’importe quel moment. Dans une carrière quand les choses ne vont pas, on commence à gamberger. Plus on gamberge et moins ça va. C’est un cercle vicieux. Où cela va-t-il le mener ? Je n’en sais rien. Réponse en 2021 !
Propos recueillis par Andrea Noviello
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